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COLLOQUE 

"KALEIDOSCOPIC NABOKOV"  -  Récupérations critiques : la recherche nabokovienne en France

Université Marc Bloch, Strasbourg, Département d’études anglaises et nord-américaines

17-18 octobre 2008

Invité d’honneur : Maurice Couturier (Université de Nice) 

Organisatrices : Lara Delage-Toriel et Monica Manolescu-Oancea

Contacts : Lara Delage-Toriel (ldelage@umb.u-strasbg.fr)  et Monica Manolescu-Oancea (monica.manolescu@umb.u-strasbg.fr)

 

 

Résumés des communications
 
 

René Alladaye (Université de Toulouse, Département d’anglais)

“The soft detonation of recognition” : Quelques aspects de la réécriture de Lolita dans Eclipse de John Banville

 Cette communication portera sur l’intertexte nabokovien dans Eclipse de John Banville (2000). J’esssaierai de montrer comment Banville nous fait entendre ce que j’appelle “la petite musique de Nabokov”, que ses lecteurs fidèles ou attentifs reconnaissent entre toutes. De manière plus spécifique, et même si cela n’exclut pas d’éventuelles références à d'autres oeuvres de Nabokov, je m’attacherai à explorer les motifs de réécriture de Lolita dans le roman de Banville. 

 

Marie Bouchet (Université de Toulouse, Département d’anglais)

Hybridity and Mimicry: Two Notions for A Possible Approach to Kaleidoscopic Nabokov

This paper offers to approach Nabokov’s fiction in English and some responses to it through two key notions, hybridity and mimicry.

Hybridity not only reflects Nabokov’s own status as a bilingual writer resisting classification, but also his dual nature(s) of poet and novelist, artist and scientist. It is in science that Nabokov best expressed his fascination for hybridity and mimicry, but I would like to show how both notions shape the structure, the characterization, the temporal and spatial dimension, the style and imagery of his works. Just like Ada who likes crossing orchids and French poets, Nabokov likes to cross languages, verse and botany, art and popular culture, paintings and advertisements, “reality” and fiction, East and West… in a dazzling spiral of references and re-uses which are often woven into his texts via pastiches or fake quotes — all apt examples of mimicry.

Now, even if Nabokovian scholars relish on those literary gems, and even if many dedicate their energy to decoding and annotating his texts, Nabokov’s kaleidoscopic fiction triggers extremely various responses from non-scholarly readers. In my paper I would like to develop some reflections on two different types of responses to Lolita. First, I will describe my teaching practice, and how to handle and use the two notions of hybridity and mimicry in class. Then, my paper will turn to a very recent response to Nabokov’s famous novel, the “imaginary opera” Lolita, an adaptation created in Marseilles on March 17, 2008, written by composer Joshua Finneberg, who worked with choreographer Johanne Saunier, stage director Jim Clayburgh and video artist Kurt d'Haeseleer. Since this work has received little publicity in the Nabokovian world, I intend to end my talk on a presentation of this hybrid form of artistic creation—uniting music, dance and image—which, being an adaptation, is also a type of mimicry

 

Géraldine Chouard (Université Paris 9 – Dauphine, Département d’anglais)

Speak, Memory ou le temps des images 

Speak, Memory offre quelques morceaux choisis de l'album-photo  personnel de Nabokov, qui ponctuent son autobiographie, plusieurs fois  revisitée au fil du temps. Il s'agit ici d'identifier et d'analyser ces photographies, d’en  comprendre les enjeux, publics et privés, idéologiques et esthétiques.L’objectif est de mettre en rapport ces images avec les codes de la  photographie des époques où elles s'insèrent, d’envisager leur lien au texte et plus précisément à la conception du temps de Nabokov,  fortement exposée dans ce recueil. Quelques parallèles pourront être établis avec d’autres autobiographies illustrées, par exemple, One Writer’s Beginnings de Eudora Welty ou encore Roland Barthes par lui-même. Enfin, c’est la postérité des images de Speak, Memory qui retiendra notre attention, à travers les avatars modernes de ses représentations. Changement de couvertures, reprise et récupération, voire déplacements et dérives à partir de certaines d’entre elles: comment ces images continuent-elles à nous parler et que nous disent-elles?

  

Yannicke Chupin (Université de Franche-Comté, Département d’anglais)

Ada ou l'ardeur, une chronique littéraire ou les formes traditionnelles du roman revisitées

“Old story-telling devices may be parodied only by very great and inhuman artists”, déclare Van Veen dans Ada or Ardor, a Family Chronicle. Nabokov, par la voix de son narrateur, suggère ici que l’autorité divine et donc inhumaine du romancier sur son roman doit s’exprimer aux dépens des conventions rebattues du roman traditionnel et délivrer les vieux procédés narratifs d’un carcan romanesque qui les a fossilisés. Ce qui ne signifie pas qu’il faille les répudier. La carrière de Nabokov montre qu’il n’a cessé d’être partagé entre le désir d’être moderne, d’explorer de nouvelles possibilités narratives et celui de se rappeler le passé. Cette communication s’efforcera de montrer comment dans son œuvre romanesque, et plus précisément dans Ada, Nabokov parvient à intégrer les conventions éculées du roman dans une nouvelle forme de littérature, qui non seulement les exhibe, mais s’interroge sur leur présence dans ce nouveau monde. Elle montrera comment la prose de Nabokov ne cesse de créer et de détruire, puis de recréer, dans une geste quasiment simultané, l’illusion romanesque, traçant ainsi une sorte de mouvement de va-et-vient entre le traditionnel et irremplaçable plaisir du conte et le jeu intellectuel suscité par le déplacement incessant et ostentatoire des formes narratives traditionnelles.

 

Maurice Couturier (Université de Nice, Département d’anglais)

La Réception de Nabokov en France: Interprétation ou récupération?

L’histoire des rapports entre la France, ou du moins les intellectuels français, et Nabokov est faite de malentendus. Certes, celui-ci connut une brève célébrité dans les années trente, mais, après qu'il eut quitté la France pour les Etats-Unis, il tomba plus ou moins dans l’oubli. La censure dont fit l’objet Lolita relança sa popularité dans le milieu parisien, popularité que confirma la publication de la plupart de ses oeuvres en traduction française. Cependant, les structuralistes continuaient de lui tenir rigueur de ses origines en tant que Russe blanc, et, à part quelques-uns comme Genette, l’ignorèrent presque totalement. C’est ensuite auprès des universitaires, qui s’étaient frottés au structuralisme, qu’il suscita beaucoup d’intérêt; certes, ils n’adoptèrent pas tous, heureusement, la même approche critique, mais, dans l'ensemble ils proposèrent des interprétations souvent originales des oeuvres. Peut-on les accuser d’avoir voulu « récupérer » Nabokov? L’accusation pourrait aussi bien être retournée contre les critiques anglophones ou russophones, sans doute. La lecture est toujours, et pourquoi pas, une forme de récupération.

 

Chloé Deroy (Master de littérature comparée, Université de Tours) 

L'Inceste érudit dans Ada

Si l’inceste reste dans la plupart des cultures l’un des plus solides tabous, Nabokov a choisi de le présenter dans son roman Ada, comme une forme d’amour intense et sophistiquée. Connaissances botaniques ou biologiques, références littéraires ou jeux de langues, le discours amoureux des protagonistes semble mobiliser l’immense savoir de chacun, de sorte qu’érotisme et érudition s’accroissent mutuellement et semblent reposer étroitement l’un sur l’autre. Il s’agira d'analyser cette étrange interaction au regard des effets produits dans l’intrigue et sur le lecteur. On observera également le rôle de la langue russe dans les liens qui unissent Van et Ada.

 

Agnès Edel-Roy (Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle, Département de littérature comparée)

Nabokov aujourd’hui, ou « la démocratie magique »

 Le monde d’un grand écrivain est en effet une démocratie magique […][1].  

Democracy is humanity at its best, […]. Morally, democracy is invincible[2].  

Duška moâ, kak ni hočetcâ sprâtat’sâ v svoû bačenku iz slonovoj kosti, est’ veši, kotorye âzvât sliškom gluboko, napr. nemeckie merzosti, sžiganie detej v pečah, – detej, ctol’ že upoitel’no zabavnyh i lûbimyh, kak naši deti. Â uhožu v sebâ, no tam nahožu takuû nenavist’ k nemcu, k konc. lagerû, ko vsâkomu tirantstvu, čto kak ubežiŝe                                                                                                                                                                      ce n’est pas grand chose[3].

Pourquoi lier, dans le titre de ma communication, la question de l’actualité de l’œuvre romanesque nabokovienne à celle de « la démocratie magique » que serait le monde de tout grand écrivain, selon Vladimir Nabokov lui-même, quand l’objet du colloque, qui devrait nous occuper, serait plutôt de faire état de notre saisie particulière, limitée, difficilement partageable et transmissible, de l’univers kaléidoscopique nabokovien ?

En premier lieu, ce titre est en forme d’hommage à l’invité d’honneur de ce colloque, Maurice Couturier, qui a ouvert puis défriché la voie des recherches nabokoviennes en France. Pour partie ma communication se propose d’être un dialogue contrapuntique avec son étude majeure, Nabokov ou la tyrannie de l’auteur : en effet, c’est à la politique du roman nabokovien (au sens que Jacques Rancière donne à la question de la politique de la littérature) comme forme et expérience de « démocratie magique », que je m’intéresserai plus particulièrement. Face à la volonté tyrannique de Nabokov, fondée sur le rejet de tout système d’idées, de toute idéologie, de bâtir une œuvre quasiment ininterprétable, dont le sens soit à jamais dérobé à l’interprète, est sans doute arrivé le temps des lectures actualisantes de l’œuvre nabokovienne, voie inaugurée aussi par Maurice Couturier en France, avec Nabokov ou la cruauté du désir, ou par Alexandre Dolinine aux États-Unis et en Russie.

Ce qui m’amène en second lieu à indiquer que le titre de ma communication est aussi une reprise de « Nabokov segodnâ » [« Nabokov aujourd'hui »], titre d’une recension que l’éminente nabokovienne russe, Maria Malikova, fit en 2004 dans Novoe Literaturnoe Obozrenie de trois livres récents consacrés à Nabokov[4] : constatant que la lecture de l’œuvre nabokovienne génère aujourd’hui dans l’intelligentsia russe un sentiment d’ennui et de déception, résultant pour partie de l’autotélisme nabokovien supposé et pour partie de ce qui en est sa conséquence, « l’absence de pathos et d’idées de la critique nabokovienne », Malikova suggère, en se référant à Dolinine, que les chercheurs d’aujourd’hui tentent de trouver de tout nouveaux moyens pour lire Nabokov. En reprenant les travaux d’Alexandre Dolinine qui recontextualise les romans de la période russe de Vladimir Nabokov et restitue ainsi leur dimension dialogique et polémique, y compris avec la littérature soviétique, je tracerai donc la voie d’une lecture nouvelle, actuelle, politique et anti-tyrannique de l’œuvre nabokovienne.

Mais ce Nabokov-là, « mon Nabokov », n’est peut-être qu’une pure et simple création de mon propre désir d’interprète : sans chercher à arrêter la dynamique du texte nabokovien, mais au contraire en dégageant de cette dynamique l’une de ses structures fondamentales, que j’appellerai « la poétique du nabok », je montrerai que lire Nabokov constitue une expérience inaltérable, et partageable, de profonde transformation de notre regard sur le monde, une expérience quasi ontologique de la « nabokovité » du monde. Telle semble être cette expérience existentielle salvatrice que configure W. G. Sebald, dans son récit Max Ferber, quand son personnage de peintre, revenu au sommet du Grammont qu’il avait gravi en 1936 avec son père, marchand d’art disparu en 1941 dans un camp nazi, est sauvé du suicide par une apparition très nabokovienne : « Ce monde à la fois proche et repoussé à une distance inaccessible […] l’avait attiré avec une telle force qu’il avait craint de devoir s’y précipiter, et l’aurait sans doute fait si, tout à coup – like someone who’s popped out of the bloody ground –, ne s’était trouvé devant lui un homme d’une soixantaine d’années tenant un grand filet à papillons de gaze blanche et qui, dans un anglais aussi élégant qu’en définitive impossible à identifier, l’avait prévenu qu’il était temps de songer à redescendre si l’on voulait encore arriver à Montreux pour le dîner. »[5] Cette image inhabituelle d’un Vladimir Nabokov en salvateur jovial vient, a contrario du mythe de l’indifférence nabokovienne, indiquer que des lecteurs de son œuvre aussi avertis que Sebald peuvent y trouver réconfort et humanité. Comme refuge, est-ce que ce n’est pas grand chose ?

[1] Vladimir NABOKOV, Littératures, 1, Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Proust, Kafka, Joyce, Fayard, Le livre de poche, Paris, 1983, p. 193.

[2] Brian BOYD, Vladimir Nabokov, The American years, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1991, p. 40.

[3] « Ma chérie, on a beau vouloir se cacher dans sa tour d’ivoire, il y a des choses qui prennent trop aux tripes, par exemple les abominations allemandes, la crémation des enfants dans des fours, – des enfants aussi délicieusement amusants et adorables que nos enfants. Je me réfugie en moi-même, mais là j’y trouve une si grande haine de l’Allemand,  du camp de concentration, de toute forme de tyrannie, que comme refuge ce n’est pas grand chose. », in Vladimir NABOKOV, Elena Vladimirovna SIKORSKAÂ, Perepiska s sestroj [Correspondance avec sa sœur], Ann Arbor, Ardis, 1985, p. 41, lettre du 15 juin 1946.

[4] Maria MALIKOVA, Новое Литературное Обозрение [Novoe Literaturnoe Obozrenie], « Набоков сегодня » [« Nabokov segodnâ »], 2004, numéro 70. En ligne : http://magazines.russ.ru/nlo/2004/70/mal30-pr.html

[5] W. G. SEBALD, Les Émigrants, Actes Sud, Babel, Arles, 1999, p. 204.

 

Alexia Gassin (Doctorante en littérature russe, Université Paris 4 – Sorbonne)

Le cinéma expressionniste allemand comme sous-texte dans les romans russes de Vladimir Nabokov

Vladimir Nabokov est reconnu pour avoir eu recours à de nombreux genres cinématographiques dans ses œuvres comme, par exemple, le cinéma d’avant-garde soviétique, les films noirs et les comédies américaines. Des auteurs tels que Laura Schlotthauer, Alfred Appel Jr. et Barbara Wyllie perçoivent également la présence de la « Stimmung » (« atmosphère ») allemande, qui reproduit aussi bien l’ambiance extérieure que les mouvements de l’âme humaine, représentative des films expressionnistes allemands.

Le dessein de prouver l’influence du cinéma expressionniste allemand sur les romans  russes de Vladimir Nabokov peut pourtant sembler étonnant et paradoxal. L’auteur s’est en effet toujours exprimé de façon particulièrement hostile au sujet du film expressionniste. Lors d’un entretien réalisé en 1970, le professeur émérite à l’Université américaine du Nord-ouest Alfred Appel Jr. interroge l’écrivain à ce sujet : « Le cinéma allemand des années 1920 et du début des années 1930 a produit plusieurs œuvres d’art. Vivant à Berlin, avez-vous été impressionné par les films de cette époque ? Ne sentez-vous pas aujourd’hui une certaine affinité avec des cinéastes tels que Fritz Lang et Josef von Sternberg ? »[6].

La réponse de l’écrivain, concise et directe, se veut sans appel : « Les noms de Sternberg et Lang n’ont jamais rien signifié pour moi »[7]. L’auteur semble alors préférer Laurel et Hardy, Charlie Chaplin et Buster Keaton au Docteur Caligari. Contradictoire dans ses déclarations, il dira pourtant apprécier Les Mains d’Orlac de Robert Wiene, Le Dernier des hommes de Friedrich Wilhelm Murnau et Shangaï Express de Josef von Sternberg. Cet esprit d’opposition se retrouve d’ailleurs constamment chez l’écrivain qui se défend d’être un cinéaste et de ne pas être conscient de la présence d’éléments cinématographiques dans ses œuvres mais qui finit tout de même par avouer que la présence du cinéma, thèmes comme techniques, est incontestable dans ses écrits.

Même s’il pas évident de définir de façon certaine les films que Vladimir Nabokov a pu voir en Allemagne ou a emprunté à la Cinémathèque allemande de Berlin, nous pouvons pourtant supposer qu’il les a presque tous regardés, se rendant au moins deux fois par mois au cinéma. En outre, il a été amené à côtoyer le cinéma de très près pendant ses années à Berlin. Ainsi, il a fait de la figuration pour les studios de l’Ufa, Magdalena Herrmann le soupçonnant très fortement d’avoir participer au film Dr. Mabuse, le joueur. Il a écrit des scénarii pour des maisons de production, multipliant ainsi ses contacts. Il a discuté de ses œuvres susceptibles d’être adaptées pour le grand écran. Ces différents événements lui ont permis d’apprécier les moyens utilisés pour faire un film mais aussi de mieux comprendre les techniques du film expressionniste.

L’esthétique du film expressionniste se caractérise par trois éléments essentiels. Tout d’abord, les décors se caractérisent par de grandes surfaces simples aux formes géométriques picturales ou architecturales, évoquant le caractère précurseur de la peinture pour le mouvement expressionniste et favorisant l’utilisation des jeux d’ombre et de lumière. Ensuite, la lumière symbolise les mouvements de l’âme de l’individu. Elle « crée des rêves fiévreux dans l’espace, souligne chaque courbe, court le long de lignes interrompues, produit des profondeurs sans fond, fait apparaître comme par enchantement du noir sur des murailles inclinées qui semblent les étirer vers le haut »[8]. Enfin, les acteurs mènent un jeu mécanique, les faisant ressembler à des automates. Leurs gestes, qui suivent des lignes géométriques, envahissent l’espace. « La base de l’expressionnisme, c’est le corps. C’est à partir de lui et à travers lui qu’il est possible de faire parler l’âme »[9]. Ces trois règles offrent au spectateur une vision déformée de la réalité à laquelle se rattachent des thèmes angoissants comme la mort, la maladie, le crime, la peur, le mystère et la folie.

« Le pouvoir du cinéma à transformer et à transcender la réalité mondaine est une dynamique clé dans la fiction de Nabokov »[10], note Barbara Wyllie. L’écrivain exprime sa pensée par des images uniques et inoubliables, reposant sur la notion d’instant. Par ailleurs, de nombreux critiques insistent sur l’idée fixe de Vladimir Nabokov à représenter un autre monde : « Deux mondes, deux réalités : ce sont les constantes, présentes dans chaque œuvre de Nabokov »[11]. Le lecteur se voit alors entraîné dans un autre univers où il ne sait plus très bien s’il se trouve dans la réalité ou dans un monde irréel. Cette caractéristique est d’autant plus forte qu’un film ou un livre construisent déjà un univers imaginaire. Avec Vladimir Nabokov, nous avons donc l’impression d’être confrontés à un second degré de fiction. Enfin, l’écrivain s’oppose à la vulgarité (en russe pošlost’) de la société et de l’individu, un fait qu’il reprochait très souvent au peuple allemand et qu’il ridiculise dans la plupart de ses romans et nouvelles.  

En voulant montrer la présence de l’expressionnisme cinématographique dans les œuvres de Vladimir Nabokov,  nous nous attacherons à montrer de quelle manière l’auteur utilise l’esthétique oppressante de ce courant artistique afin de faire ressortir la nostalgie de l’émigré russe pour son pays. 

[6]The German cinema of the twenties and early thirties produced several masterpieces. Living in Berlin, were you impressed by any of the films of the period ? Do you today feel any sense of affinity with directors such as Fritz Lang and Josef von Sternberg ?”.

[7] “The  names  of  Sternberg and Lang never meant anything to me”.

[8]R. KURTZ, Expressionismus und Film, Berlin : Verlag der Lichtbildbühne, 1926, p. 80. Sie „schafft Fieberträume im Raum, unterstreicht jede Kurve, läuft gebrochene Linien entlang, erzeugt hintergrundlose Tiefen, zaubert Schwärzen auf schiefem Gemäuer hervor, die es empor zu recken scheinen“.

[9] W. VON HOLLANDER, « L’Expressionnisme de l’acteur », L’Expressionnisme allemand, Paris : Nouveau Quartier latin, 1976, Obliques 6/7, p. 106

[10] B. WYLLIE, « Nabokov and cinema », The Cambridge companion to Nabokov, Cambridge: Cambridge University Press, 2005, p. 223

[11] L. D’ÂČKOVSKAÂ, « Svet, cvet, zvuk i granica mirov v romane « Zaĉita Lužina », Pro et Contra, Sankt-Peterburg : Izdatel’stvo Hrictianskogo gumanitarnogo institute, 2001, p. 695. « Два мира, две реальности  - это константы, присутствующие в каждом произведении Набокова».

 

Laurence Guy (Université d’Aix-Marseille, Département d’études slaves)

Polenka et le demi sourire de la Russie à un jeune barine : une interprétation junguienne de la nymphette

Dans sa poésie et sa prose russes, Sirine a souvent associé la Russie à une figure féminine. Cette présence idéalisée flottait alors dans la lumière diaphane d'un désir à peine esquissé. Entre l'intimité du rêve familier et la distance de ce qui jamais plus ne serait, le sentiment engagé mettait en avant l'inaccessibilité de l'objet regretté, figure féminine ou image du pays natal. La relation se tenait ainsi en suspens dans une dimension où l'idéalité et la sensualité, sans s'exclurent, se sublimaient dans l'exaltation d’un désir nimbé de nostalgie.

Le premier roman de Sirine est entièrement bâti sur cette métaphore amoureuse. Émigré russe à Berlin, Ganine apprend que Machenka doit bientôt arriver dans cette ville. Il se prend alors à vivre, le temps du livre, dans le désir intense de revoir la femme jadis aimée en Russie et désormais aussi lointaine et inaccessible que le pays quitté. Dans L'Exploit, le flirt ébauché entre Martin et la capricieuse Sonia retrouve la même équation. Hanté par l'idée d'un retour sur le sol natal le héros "joue au Zoorland" avec celle dont il est secrètement épris. Le rêve amoureux du jeune romantique s'associe ainsi à son autre désir inexprimable : revoir clandestinement le territoire national. Quelques années plus tard Printemps à Fialta tisse à nouveau une liaison étrangement ajourée où filtre le regret du narrateur pour une femme russe et la dimension informulable à laquelle elle semble secrètement participer.

Comment Nabokov a-t-il pu passer de telles figures féminines, en parfaite harmonie avec la chasteté poétique du roman russe issu d’Eugène Onéguine, au thème scandaleux de la nymphette affriolante ? Ma communication tente de répondre à cette question en proposant une interprétation analytique de celle qui est présentée dans Autre Rivages comme l’improbable prototype russe du plus célèbre motif nabokovien.

 

Jacqueline Hamrit (Université de Lille, Département d'anglais)

The Ordeal of Undecidability in Lolita

Through a survey of the history of the literary criticism of Lolita, as expounded by Norman Page in The Critical Heritage (1982) and Christine Clegg in Lolita (2000), I wish to show that the key-issue in the interpretation of Lolita has been and still is that of the opposition between the ethical and the aesthetic dimensions of the novel. Following indeed either the fictive editor John Ray’s assertion in the foreword that Lolita offers “a general lesson” and that it is characterized by “its ethical impact,” or Nabokov’s own declaration in the afterword that “Lolita has no moral in tow” and that the novel should be appreciated for its artistry, Lolita’s readers and critics have variously insisted on either the ethical or the aesthetic strength of the novel.

As this issue is still unresolved, I suggest to resort to Derrida’s key-notion of undecidability, i.e. the impossibility to choose between two opposite or even contradictory meanings, to help and understand the impasse which has characterized the history of the interpretation of Lolita.

To give evidence of the relevancy of this concept, I propose first to trace it back to notions used in the past by critics who mentioned the presence of oppositions in the novel wondering whether the novel was literature or pornography, moral or immoral, about sex or love, etc.., then highlighted ambiguities in Lolita and the unresolved tensions between moral outrage and aesthetic pleasure and finally tried to reconcile readers by declaring that the novel was both moral and aesthetic.

I consider therefore that it is possible to apply the concept of undecidability to the interpretation of the novel, as the ordeal of undecidability goes beyond the mere experience of the paradoxical experience of a double bind, and opens up real choice and decision as it concerns justice and ethics.

I finally conclude by linking the issue of interpretation to that of representation, as Nabokov’s main attempt in Lolita may have been to wonder to what extent the horror of the irrepresentable can be represented.

 

Anne-Marie Lafont (enseignante en Lettres Modernes et doctorante en littérature russe, Paris IV – Sorbonne)

Figure féminine et histoire érotique dans les romans russes de Vladimir Nabokov

Le terme érotisme désigne la part de la littérature amoureuse qui insiste sur les plaisirs de la chair. Rencontré pour la première fois en 1794 chez Restif de la Bretonne dans le sens vieilli de « désir amoureux », érotisme dérive de erôs – l’amour, le désir -  qui est aussi le nom du dieu de l’Amour dans la mythologie grecque. En 1769, le même Restif publie Le pornographe, « traité sur la prostitution », d’où provient la « pornographie ». Elle caractérise de nos jours toute représentation concrète et explicite (dessin, photographie, livre, film) de choses obscènes dans le but de les rendre publiques et d’exciter le lecteur (ou spectateur).

La frontière entre érotisme et pornographie constitue aujourd’hui un débat sans fin. Selon Alain Robbe-Grillet, « la pornographie, c’est l’érotisme des autres ». La tradition littéraire érotique affirme que la littérature peut et doit oser dire ce qui ne se dit pas autrement. Aussi, c’est dans cette même lignée que nous allons tenter de reconstituer tout un réseau érotico-culturel que les échos des romans russes de Nabokov nous permettent de déceler.

En effet, à travers son premier roman Machenka, nous aimerions tout d’abord montrer la création d’une figure féminine constituant un amour dit « platonique », qui, par la suite, à travers Roi, dame, valet et Kamera obscura, prend la forme d’un érotisme exacerbé, procurant chez le lecteur « le plaisir de lire ». Ainsi, notre questionnement se focalisera sur une problématique générale qui est de comprendre comment se construit le couple, que nous pourrons qualifier de « libertin », et de définir également le rôle spécifique de la femme dans ces trois romans russes.

Nous nous proposons ainsi de voir en quoi la première rencontre constitue une représentation particulière de la femme, en confrontant son image poétique et érotique, avec en filigrane la binarité métaphorique de la sainte et de la putain (I) ; comment Nabokov l’intègre dans la formation du couple adultère (II) ; et la manière dont l’auteur sublime l’échec de l’amour, selon le mode opératoire d’un érotisme « ironique », en créant une certaine alchimie poétique - au-delà de la pornographie - , une des pierres de touche de l’esthétique moderne (III).  

 

Déborah Lévy-Bertherat (ENS Ulm, Département littérature et langages)

Écueils de la traversée Est-Ouest : le cas Pnine

Dans l’optique des rapports Est-Ouest qui organisent l’œuvre de Nabokov, Pnine est un ouvrage crucial. Nabokov y représente de manière distanciée sa propre expérience de l'immigration et du changement de langue. Son héros est a priori un immigré manqué : par sa culture, sa langue, son accent, sa gestuelle même, Pnine demeure indéfectiblement russe dans une Amérique opaque, très loin de la réussite de Nabokov. Mais ce héros grotesque hérité de Gogol, en butte à l'ironie d'un auteur tout puissant qui se peint lui-même sous les traits du cynique V. N., est aussi le double, la face cachée et inavouable, de Nabokov. À travers Pnine, le romancier exorcise ses propres faiblesses, proclame sa force et sa lucidité, et s'affirme comme un écrivain américain en devenir, puisant la matière culturelle de son œuvre dans une russité revendiquée.

   

Didier Machu (Université de Pau, Département d’anglais)

Aspects de la décapitation chez Vladimir Nabokov

L’opposition à la peine capitale ne surprend pas chez le fils de V. D. Nabokov et l’auteur de Invitation to a Beheading. Mais le sujet de la mort par pendaison et, plus encore, par décapitation est, tant dans les poèmes que dans l’autobiographie ou les romans, davantage que la simple occasion d’affirmer un humanisme ou d’illustrer un thème traditionnel. Cette forme tangible de la diminutio capitis intervient en cohérence avec les conceptions structurelles et les préoccupations artistiques essentielles de l’auteur, que le sujet soit traité de façon outrancière comme dans King, Queen, Knave ou avec plus de complexité, ainsi dans Lolita. Le traitement en puise dans des précédents littéraires et iconographiques très divers qu’il travestit ou subvertit et s’inscrit dans une tradition historique mais aussi mythologique qui invite à notamment reconsidérer la figure de Salomé. Il mérite, par ailleurs, d’être abordé, en regard de la note de Freud sur Méduse, comme forme de la castration, serait-elle à comprendre au second degré.

 

Sonia Philonenko (Université de Strasbourg, Département d’études slaves)

Vladimir Nabokov, traducteur de Lewis Carroll

En 1923 Nabokov traduit « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll, traduction  publiée dans une des revues littéraires russes de Berlin. On se propose ici d’étudier la méthode de traduction  et les procédés adoptés par le jeune auteur, ainsi que les prolongements qu’aura cette traduction  - longtemps délaissée - dans l’œuvre à venir de l’auteur  et les préoccupations  de Nabokov - traducteur.

 

Isabelle Poulin (Université de Bordeaux, Département de littérature comparée)

Vladimir Nabokov  « l’ami de Rabelais ». Enjeux d’une approche plurilingue de la littérature

Parmi les très nombreuses reprises qu’a pu faire Vladimir Nabokov d’œuvres littéraires russes, anglo-américaines, espagnoles ou françaises, on privilégiera ici celle de François Rabelais, dont l’auteur bilingue se disait « l’ami ». On voudrait montrer, en effet, que l’espace plurilingue que « l’écrivain américain né en Russie » invitait ses propres lecteurs à habiter, a une longue histoire, faites d’ « amitiés » inter-nationales qui ont bouleversé bien des arts d’écrire et imposé de nouveaux usages de la lecture dont il s’agira de prendre acte.

On s’intéressera plus précisément à l’art du roman et à ce qu’on appellera le transport romanesque : cette « ardeur », dirait Nabokov, ou force d’emportement, que prêtent bien volontiers aux récits ceux qui en ont le goût, sans en percevoir toujours très clairement les enjeux. D’un écrivain à l’autre — d’une langue à l’autre, entre les langues — on cherchera à comprendre comment s’est progressivement imposée l’idée du roman comme espace privilégié de la traduction, espace qu’investit tout naturellement l’écrivain exilé de sa langue maternelle.

 

Tatiana Victoroff (Université de Strasbourg, Institut de Littérature Générale et Comparée)

L'écheveau de Sirine: les paradoxes du théâtre nabokovien

Nabokov dans la préface au scénario de « Lolita » avoue qu’ « [il] n’est pas un dramaturge par nature ». Pourtant, il revient aux genres dramatiques à plusieurs reprises : dans les sketchs et les petites pièces écrits à Berlin en 1923-24 (« Les Vagabonds », « La Mort », « Le Grand-père », « Le Pôle »), dans « L’Homme de l’URSS », écrit en 1926 spécialement pour le théâtre… Dix ans plus tard il écrit « L’Evénement » qui devient en effet « un véritable événement théâtral » (Khodasevitch) dans le milieu littéraire de l’émigration russe, enfin, en 1938, sort « L’Invention de la Valse », cette pièce « deux fois prophétique » selon le mot de l’auteur ajouté presque 30 ans plus tard, où on trouve toute sa vision du genre dramatique qui sera théorisée plus tard dans ses cours « Playwriting » et « The Tragedy of Tragedy » (1941).

Divers aspects de la dramaturgie de Nabokov ont été étudiés, notamment ses rapports avec le théâtre russe classique (Gogol, Tchekhov…) ou ses correspondances avec le théâtre de l’avant-garde, notamment avec les surréalistes, Artaud, les cubistes. Cependant le caractère multi-générique, assez frappant, de son œuvre a été laissé de côté : « Agasfer » est une « symphonie destinée à une mise en scène théâtrale » ; « L’Evènement » met en scène une série de peintres et manifeste une parenté de l’écriture « avec les gravures de  Hogarth » (Annenkov) ; « L’Homme de l’URSS », pièce sur le tournage d’un film reprend au travers de la parole des procédés cinématographiques. 

 Plus que mêler les genres (farce et tragédie) ou jouer avec les dramaturges classiques (de Shakespeare à Blok), il s’agit pour Nabokov d’inventer un type de pièce nouveau où « toutes les muses se réuniraient en un seul chœur » (V. Ivanov), en se souvenant de la tradition théâtrale du siècle d’argent russe dont on connaît l’importance pour l’œuvre de Nabokov.

C’est cette recherche d’une parole synthétique, déjà propre au théâtre mais qui s’enrichit dans l’œuvre de Nabokov de références aux autres arts, qui va nous intéresser. Nous étudierons les tentatives de dépassement des frontières théâtrales dans le contexte culturel de l’époque, à la suite de certaines recherches du théâtre de l’émigration (la conception de la « théâtralité » de Evreïnoff) et du théâtre européen (on peut dégager notamment quelques parallèles avec le théâtre de Witkiewicz).

 

 

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©2008 Monica Manolescu-Oancea. Dernière mise à jour : 6 octobre 2008.